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L’internationalisation de l’enseignement supérieur est une dynamique globale et multiforme, aujourd’hui largement anglophone. Comment les initiatives d’aide internationale ou les établissements d’enseignement supérieur francophones trouvent-ils leur place dans ce paysage particulier ? Hilligje van’t Land est secrétaire générale adjointe de l'Association internationale des universités (AIU). Nous avons sollicité son point de vue sur ces questions à l’occasion du deuxième séminaire consacré à l'internationalisation des établissements d'enseignement supérieur francophones organisé les 15 et 16 mars 2017 à Bruxelles. Entretien.

Être un établissement d’enseignement supérieur francophone est-il, à l’heure actuelle, plutôt un inconvénient ou un atout en matière d’internationalisation ? Quel est votre sentiment après ce deuxième séminaire ?

Définitivement positif ! Si on part du principe que l'être humain est un être culturé qui a besoin de pouvoir s'exprimer librement et facilement dans sa propre langue, il est essentiel qu'il existe un espace francophone d'enseignement supérieur où ceux qui partagent la langue française peuvent s'exprimer en français.

Et malgré tout, un séminaire comme celui d'aujourd'hui montre que les établissements francophones s'interrogent sur leur inscription dans les grandes tendances internationales dont on sait qu'elles se dessinent la plupart du temps en langue anglaise…

Il y a une question qui se pose, mais elle s'est toujours posée. Autrefois, c'était le français qui était la langue de la diplomatie et c’étaient les anglophones qui devaient se faire une place dans ce monde-là. L’anglicisation des processus est, je crois, notamment liée au passage de l’ère de la mécanisation à celle de la création et de l'utilisation de médias électroniques qui ont engendré un déplacement vers l'anglais et, avec lui, une certaine homogénéisation. Ce déplacement justifie aujourd'hui, dans une phase qui est toujours une phase de transition, un repositionnement et un questionnement par rapport à ce que l’on fait avec les différentes langues qui existent et coexistent sur les différents continents. On parle du français, mais il y a aussi l'espagnol ou les langues asiatiques, pour ne nommer que celles-là : tous les pays font face à ces questionnements. Quand on regarde le Japon, par exemple, on pense que le pays utilise facilement l’anglais alors qu’en réalité l’archipel fait face à des questions de langue qui impactent en ce moment négativement le développement de ses propres universités. Le gouvernement a pris ici la décision de promouvoir l'apprentissage et la diffusion de l’anglais pour que les universités puissent se redéployer et mieux se positionner dans le contexte de l'enseignement supérieur global. La Francophonie, elle, touche de nombreux pays et continents. Je pense aussi qu’elle est suffisamment souple pour accepter de continuer d’être en cheville avec le monde anglophone. Le Québec, qui emprunte aux deux « mondes » (anglophone et francophone, si c’est ainsi que l’on souhaite les définir), est un exemple très intéressant à suivre : on peut tout à fait bien fonctionner en français tout en ouvrant des portes et en travaillant dans d'autres langues aussi.

Si on vous entend bien, l’enseignement supérieur n’est donc pas « condamné » à parler anglais, mais la définition des grandes tendances internationales, souvent imprégnées de culture ou d’approches pragmatiques anglosaxonnes n’exige-t-elle pas malgré tout un plus grand « lobbying » francophone ?

Ce lobbying existe. On ne peut pas, par exemple, ignorer le travail de l'OIF ou de l’AUF. Il y a véritablement, depuis des années, une forte mobilisation, même au-delà du monde plus strictement « francophone ». Le travail de l’OIF et de l’AUF est intense et d’ailleurs fortement soutenu financièrement par la France et les pays francophones. Donc le lobbying existe. Par ailleurs, oui, définitivement, je pense qu'il y a une différence d'approche vis-à-vis de la matière scientifique et des sciences de l'éducation selon que l'on se trouve dans un monde dit anglophone ou francophone.

« Avoir des approches différentes, qui s’inscrivent dans une culture et, de fait, dans une langue différente, est essentiel »


Les approches, oui, sont différentes, mais c'est ce qui fait notre richesse aujourd'hui. On voit bien que pour répondre aux grands défis qui sont ceux auxquels on a à faire face à l’heure actuelle, on ne peut pas fonctionner avec un modèle unique.

Ce deuxième séminaire francophone fait aussi la part belle aux collègues d’institutions du Sud qui sont partenaires de projets de coopération au développement. Les relations qu'on peut entretenir dans le cadre de l’aide internationale sont-elles selon vous un préalable ou une composante à part entière de l'internationalisation ?

Pour moi, la coopération au développement est une composante à part entière de l’internationalisation. Il est cependant essentiel de promouvoir des échanges d’égal à égal qui permettraient d’éviter les relations de type donneur-receveur.

« On ne devrait aujourd'hui plus avoir de doute sur le fait que les collègues du Sud et du Nord ont beaucoup de choses à apprendre les uns des autres et que cet apprentissage même devrait être pris en compte dans tout processus de collaboration »


Quand on parle de coopération ou de développement, quand on monte un projet, nous devrions quoi qu’il en soit toujours nous interroger sur l’existence et l’étendue du retour équitable entre les parties. Comme l’a souligné un des intervenants du séminaire, on ne devrait aujourd'hui plus avoir de doute sur le fait que les collègues du Sud et du Nord ont beaucoup de choses à apprendre les uns des autres et que cet apprentissage même devrait être pris en compte dans tout processus de collaboration.

En même temps, tous les établissements d’enseignement supérieur du Sud ne jouent peut-être pas dans la même « cour » et on parle encore naturellement de « renforcement de capacités » pour les projets de coopération au développement. N’y a-t-il pas quand même un biais dès le départ, là où un partenariat d’« internationalisation » est davantage porté par le gagnant-gagnant ?

Le renforcement des capacités et toutes ces dynamiques doivent être envisagés sur le long terme. À court terme, dans un projet de développement, il y a bien souvent des pépites, et de chaque côté ! Elles permettent de développer des processus de coopération de plus en plus équitables ou équilibrés, si c'est le terme qu'on souhaite utiliser, et qui peuvent se faire entre des départements précis.

L’internationalisation comme composante stratégique institutionnelle ne se décrète pas. Elle se construit, et, souvent, à partir de relations interpersonnelles. C'est ce qui fait la beauté de beaucoup de choses : nous ne sommes ni des machines, ni des robots. Même ici, à l’occasion de ce séminaire, je vois déjà dans l'audience de nouvelles dynamiques qui se créent entre des gens qui ne se seraient sans doute jamais rencontrés, qui ne se connaissaient pas. C'est le but aussi des rencontres comme celle-ci : dégager, au Nord comme au Sud, un regard nouveau sur les initiatives et sur les établissements qui se présentent.

« L’internationalisation comme composante stratégique institutionnelle ne se décrète pas. Elle se construit, et, souvent, à partir de relations interpersonnelles »


Même si on perçoit encore aujourd’hui, au Nord comme au Sud, des doutes quant à la possibilité d’authentiques partenariats équilibrés, je pense qu’il y a aussi une réelle conscience tant des limites de l'internationalisation (liées à des questions de sécurité ou de qualité académique) que de ses opportunités. Parce que l’enrichissement concerne tous les niveaux et toutes les parties. Il touche les aspects académiques, bien entendu, mais l'expérience même du terrain, la découverte de ce qui fait les réalités de l’autre et de ce qui fait ces déséquilibres entre pays et continents permettent de dépasser les craintes et les réticences et de faire quoi qu’il arrive porter ses fruits au partenariat.

Avec le programme Erasmus, on pensait par exemple au départ uniquement mobilité et cohésion européenne. On ne pensait pas, à mon sens, spécifiquement aux retours en termes de connaissance. On envoyait les étudiants partout en Europe, et la reconnaissance des acquis d’apprentissage et du diplôme passait peut-être au second plan… Les choses ont bien évolué depuis.

Les collègues du Sud n’éprouvent-ils selon vous pas le besoin d’une forme de reconnaissance qui aille au-delà de la notion de découverte mutuelle, et l’envie qu’on les démarche aussi pour des motifs similaires à ceux pour lesquels ils se tournent vers les établissements renommés dans le Nord ?

Tout partenaire engagé dans un processus de coopération ou d’internationalisation a beaucoup à offrir. De nombreux projets de développement sont axés sur le renforcement des capacités des établissements d’enseignement supérieur. Les agences de développement comme EP-NUFFIC, DAAD, Campus FranceSIDACIDA, USAID ont beaucoup canalisé leurs interventions vers la consolidation des capacités locales. Certains d’entre eux ne cachent pas leur intention de servir, via leurs programmes d’aide ou de relations internationales, leurs propres intérêts nationaux. C’est aussi une forme de reconnaissance.

« Sans transparence sur les processus ou les questions d’intérêt et de ‘retour sur investissement’, il n’y a pas d’équilibre ni de partenariat 


À partir du moment où les intérêts sont partagés et clairement énoncés de part et d’autre, la coopération et les engagements mutuels sont d’autant plus forts. Le point crucial, c'est la transparence sur les processus comme sur toutes ces questions d’intérêt et de « retour sur investissement ». Sans cela, il n’y a pas d’équilibre ni de partenariat équitable. La coopération académique pour le développement, l’internationalisation de l’enseignement supérieur et les questions politiques ne sont jamais très loin les unes des autres. Ce sont des questions sensibles, mais tous les pays ont la capacité de faire la part des choses. Et de les mettre en perspective.

Pour conclure, vous évoquiez le travail de l’OIF et de l’AUF. On peut également penser à ceux de l’UNESCO et de beaucoup d’autres organisations. Au cours de ce séminaire, certains intervenants ont envisagé de mettre sur pied un nouveau réseau francophone pour l’internationalisation de l’enseignement supérieur. Est-ce selon vous une bonne idée ?

J'ai aussi voulu soulever cette question au cours du séminaire parce qu'il existe effectivement déjà de très nombreux réseaux. L'Association internationale des universités (AIU), qui est la plus ancienne et la seule qui soit globale, tente de les mettre en carte, qu’il s’agisse de regroupements thématiques, linguistiques ou de réseaux qui reposent sur d'autres dynamiques encore.

Si on regarde 60 ou même 50 ans en arrière, il existait encore peu d'associations de ce genre. Aujourd'hui, on ne se retrouve plus toujours dans les grandes organisations et de plus en plus de petites associations s'organisent. Elles offrent un cadre plus particulier qui permet de s'exprimer différemment ou de travailler plus facilement avec les collègues. Leurs dynamiques sont moins contraignantes...

Ces réseaux sont non seulement moins contraignants, mais aussi plus appliqués. Ils permettent de répondre à des questions de financement en allant par exemple chercher des fonds pour la recherche, ou à des questions de stratégie. Certains répondent aussi à des questions de prestige puisque c’est autour d’une forme d’ « exclusivité » qu’ils se structurent. Je pense par exemple à certaines associations centrées exclusivement sur l’excellence en recherche, sur des dynamiques d’internationalisation, sur le développement durable.

« La dynamique francophone dépasse les limites régionales et, rien qu’à ce titre, elle est déjà intéressante »


Si un réseau francophone pour l’internationalisation de l’enseignement supérieur devait se constituer véritablement en tant que réseau, il faudra bien définir sa raison d'être par rapport à d'autres associations. Bien identifier les complémentarités et les différences, c’est essentiel parce que, comme je l’ai souligné pendant le séminaire, les gens ne pouvant pas se démultiplier à l'infini, ils ne peuvent pas être actifs dans de trop nombreux réseaux. C’est une question de ressources. Les fonds qui sont consacrés dans l’enseignement supérieur aux relations internationales ne permettent pas d’être partout non plus. Va-t-on avoir les bons intervenants autour de la table dans la mesure où celles et ceux que l'on aura pressentis sont déjà engagés dans d’autres cercles ? La question mérite d’être posée. Un réseau comme celui-ci peut tout à fait trouver sa raison d'être dans sa dynamique de dialogue, d'ouverture et de réflexion. Mais le constituer en réseau stricto sensu avec une administration, des finances, c’est beaucoup plus complexe et une telle idée suscite sans doute plus de questions que d’aprioris positifs. En même temps, il existe aussi des réseaux de relations internationales qui fonctionnent très bien, contre lesquels un réseau comme celui-ci pourrait s'adosser tout en gardant sa spécificité. Je dirais qu’il faut bien réfléchir à la façon dont vous souhaitez articuler cette dynamique avec des initiatives existantes.

Qu’il soit en définitive formalisé ou non, l’une des raisons d’être ou l’avantage que je vois dans ce réseau par rapport à d’autres, qui sont européens ou asiatiques, c’est cette dynamique francophone. Elle dépasse les limites régionales et, rien qu’à ce titre, elle est déjà intéressante.

 

Hilligje van 't Land est secrétaire générale adjointe de l'Association internationale des universités (AIU) depuis 2002. Après des études menées en France, aux Pays-Bas et au Canada, elle obtient de l’Université Groningen (Pays-Bas) son doctorat en littératures francophones contemporaines comparées, qu’elle a enseignées aux Pays-Bas, au Canada et en France. Directrice académique et chargée de cours pendant cinq ans à l’Institut américain universitaire d'Avignon (France), elle rejoint en 2002 l’AIU où elle est notamment en charge des thématiques relatives au rôle de l’enseignement supérieur en matière de développement durable, aux approches innovantes pour les études doctorales en Afrique subsaharienne et aux dimensions interculturelles dans l’enseignement supérieur.

 

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